Prisons : le mal-être des détenus, l’exclusion sociale jusqu’à la maltraitance.
Carte blanche parue dans La Libre du 2 octobre 2014
Qu’un détenu demande son euthanasie en dit long sur le mal-être organisé dans nos institutions pénitentiaires. Surveillance électronique et prisons high-tech font l’économie du débat de fond autour de l’exclusion sociale. En tant que président de CPAS d’une commune ayant une prison sur son territoire, je m’interroge sur les choix posés.
Détenus transférés dans la nouvelle prison de Leuze en Hainaut, cahier spécial des charges pour la méga-prison de Haeren validé : le fédéral applique la surveillance électronique sans en assumer pleinement la charge. Les conditions de détention et la surpopulation carcérale, régulièrement dénoncées par le comité européen pour la prévention de la torture sont telles que le SPF Justice se précipite dans des solutions technologiques. Les tribunaux font un recours grandissant à la surveillance électronique. Si ce système permet d’éviter de nombreux travers de la détention, on peut craindre qu’il provoque une inflation des peines. Dans l’immédiat, il a au moins une faille importante : la personne qui est ainsi contrôlée reste à charge du fédéral qui lui verse une allocation sensiblement inférieure au revenu d’intégration[1]. Cette personne peut demander un complément d’aide au CPAS. Le CPAS n’est pas tenu d’accepter, il peut renvoyer la balle au ministère de la Justice, ou au tribunal du travail. Il en résulte une hallucinante errance administrative pour une personne dont la confiance dans les institutions publiques est sans doute écornée. Ces démarches contribuent à la violence institutionnelle du Centre Public d’Action Sociale dont le personnel se bat pourtant au quotidien pour améliorer l’accessibilité du droit à la dignité humaine avec des moyens insuffisants.
Dignité humaine au rabais
C’est aussi, de la part du fédéral, une relégation de plus[2], de sa responsabilité de prise en charge des détenus vers les CPAS, réceptacle débordant de la pauvreté. Le détenu qui peut bénéficier d’une surveillance électronique est d’emblée dans une situation de grande précarité économique qui pourrait l’exposer à des situations d’exploitation, ou alors le tenter de replonger dans des pratiques passibles d’une peine de prison… Si, d’aventure, son premier séjour en prison n’avait pas permis sa réinsertion.
De l’avis des scientifiques comme des experts de terrain et au vu des chiffres de récidive[3], la privation de liberté dans l’institution pénitentiaire est un système obsolète, en échec perpétuel. Malgré le travail crucial des services d’aide aux justiciables, la peine d’emprisonnement fragilise les liens sociaux et déresponsabilise la personne condamnée[4]. L’objectif de réinsertion n’est atteint que dans de très rares cas. Au contraire, l’entrée en prison élargi la rupture avec les valeurs fondamentales du vivre ensemble. Le quotidien est tellement brutal que, très vite, s’impose une adaptabilité de survie, une adhésion aux codes et aux pratiques de ses pairs, poussant à des actes extrêmes en termes de moralité[5]. Cette âpreté des rapports sociaux allant parfois jusqu’au meurtre est transcrite dans le film Un prophète de Jacques Audiard. Au XXIè siècle, on ne peut plus croire qu’un traitement de redressement permette à l’individu déviant de se réapproprier la règle. Les chiffres, les études et les témoignages s’accordent à dire que la justice répressive est un obstacle à la réinsertion. La création d’une prison n’a jamais fait baisser la criminalité. La surpopulation carcérale est une conséquence de l’allongement des peines. Elle cause des conditions de vie encore dégradées qui accentuent l’inefficience de la prison. Peut-on, dès lors, parler d’obscurantisme ou de tabou? Récemment, on m’a relaté que lors d’une réunion d’intervenants sociaux locaux, un jeune professionnel du social mettait en doute l’opportunité de proposer aux ados de nos écoles forestoises le spectacle Un homme debout[6]. « Parler de la prison aux jeunes, ce n’est pas un message très positif ». Le non-dit sur le quotidien des détenus ne serait-il pas le signe d’un tabou consenti ? A l’instar de la consommation de drogues dans les prisons, les conditions de détentions sont tellement inassumables qu’on préfère ne pas savoir, et donc ne pas réagir.
Quand le gouvernement campe sur un raisonnement opposé aux conclusions de la science, on peut au moins le taxer de réactionnaire. En réponse à la surpopulation carcérale, l’Etat fédéral investit dans des nouvelles prisons. Ces bâtiments sont éloignés des villes où vivent souvent les proches des détenus et les services d’aide qui leur sont destinés… Ces prisons high-tech réduisent encore les contacts humains (surveillance par écrans, demandes de rendez-vous par formulaire informatique). La technologie vient confirmer l’assujettissement des corps et des esprits que dénonçait déjà Michel Foucault en 1975. Ces outils technologiques sont présentés comme des progrès dans une vision managériale. On est à mille lieues des objectifs de resocialisation. La construction des nouvelles prisons a été confiée à des entreprises dans le cadre de « Partenariat Public Privé », dont on connaît des exemples de surcoûts exorbitants pour les pouvoirs publics. L’emprisonnement représente une industrie rentable dans laquelle investir. De là à dire que c’est une fabrique d’exclusion, il n’y a qu’un pas qui nous détourne pour le moins de l’objectif de sécurisation de la société.
La construction de nouvelles prisons évite le nécessaire débat sur les origines sociales de la délinquance. Si on se penche sur le milieu familial des détenus, on fait rapidement un lien entre précarité et enfermement. Cette causalité mérite qu’on l’investigue sans tabou, tout comme la surreprésentation masculine parmi les détenus ; en Belgique, seul un détenu sur dix est une femme.
Ce n’est pas la grande criminalité qui peuple les prisons. Ce sont en grande majorité des hommes, d’origine pauvre, pour des faits de délinquance (proportion très importante d’usage, de trafic de drogues et de faits consécutifs) qui purgent leur peine de prison ou qui y attendent leur jugement. Ne peut-on y voir une conséquence de l’effritement de l’Etat Providence, du désinvestissement de l’Etat dans la sécurité sociale ? Et si nous avions le courage de changer d’objectif et de viser résolument la diminution du nombre de détenus plutôt que la création de places en prison technologiquement sécurisée ?
Cela nécessite de quitter la posture figée de la justice répressive pour envisager des formes de justice restauratrices du lien social.
Stéphane Roberti
Président du CPAS de Forest
[1] Allocations mensuelles pour une personne isolée : en surveillance électronique 583.8€, au revenu d’intégration 817.36€. Le seuil de pauvreté en Belgique est de 1000€.
[2] Les exemples sont légion. La prison ne pourvoit pas aux frais personnels des détenus. C’est donc le CPAS de la commune qui en a la charge.
[3] Les chiffres varient en fonction de ce que l’institution qui les émet veut bien dire. Ainsi, la récidive se conçoit principalement comme la répétition du même délit. Toutefois, une majorité de détenus n’en est pas à son premier séjour en prison.
[4] Ou dont on pense qu’elle a commis. La prison de Forest est surpeuplée, de personnes en détention préventive.
[5] Dans le film réaliste Un prophète de Jacques Audiard, où Malik doit tuer un codétenu pour se ménager l’indulgence des Corses, groupe d’influence parmi les prisonniers.
[6] Spectacle de Jean-Marc Mahy, mis en scène par Jean-Michel Van den Eeyden.
(Visuel : wikimedia – creative commons)